De la nécessité absolue de la retraduction

A l'occasion de la parution en octobre de la nouvelle traduction de la Marie-Antoinette de Stefan Zweig, par Françoise Wuilmart, nous publions sa préface de traductrice à cette biographie célèbre, "une des plus belles du genre" dans l'espace de sa rubrique Coup de coeur.

Cette préface a deux objectifs : démontrer la nécessité absolue d’une retraduction de cette fabuleuse biographie et montrer en quoi elle est d’une brûlante actualité.

Tout d’abord, en effet, pourquoi retraduire ce texte mis une première fois, avec succès, sur le marché français en 1933 ? La coutume veut certes que l’on retraduise tous les vingt ou trente ans, ne serait-ce que parce qu’une langue évolue, se modifie et devient désuète, et si l’original ne vieillit pas, les traductions qui se succèdent, hélas, prennent des rides. Pourtant, là n’est pas la raison véritable. Rappelons d’abord, que c’est à Alzir Hella que l’on doit d’avoir fait connaître Zweig dans la francophonie et d’y avoir suscité l’enthousiasme pour cet auteur, mais auprès d’un public qui, forcément, n’avait pas connaissance de l’original. Alzir Hella raconte l’histoire de Marie-Antoinette, qui en soi est passionnante, et c’est peu dire, mais il ne la dépeint pas à travers les lunettes de l’auteur. Il faut dire qu’à l’époque, l’éthique de la traduction était beaucoup plus lâche qu’actuellement, et que les traducteurs (parfois même avec l’aval de l’auteur ou sur le conseil de l’éditeur) se permettaient bien des licences : omettre ici, édulcorer là, acclimater à la culture d’arrivée, et j’en passe. En langage traductologique, on pourrait dire que le premier traducteur transmet le contenu mais pas la forme, pas le style ni la « vision du monde » propre à l’auteur. Par exemple là où Zweig parle d’un « tsunami historique qui déferle et balaie tout sur son passage », Alzir Hella résumera en traduisant par « une grande catastrophe » ; ou encore, là où Zweig suggère la vie et l’émotion, en style presque direct : « Ce qu’elle veut c’est vivre, vivre et encore vivre ! » (on entend pour ainsi dire les accents de la jeune voix), Alzir Hella nous offre un constat abstrait et parle de : « son amour de la vie ». Certes le sens y est, … mais écrire, n’est-ce pas aussi véhiculer ce sens via la forme, suggérer, sensibiliser et non seulement relater ?

 Dans cette première traduction, le style de Zweig est donc raboté, conceptualisé, banalisé. Nous avons au contraire voulu reproduire ce style à l’identique, avec toutes ses métaphores prégnantes, jusqu’à garder les fameuses redondances de l’auteur, pour ainsi dire ses « tics », qui sont aussi sa marque stylistique. Son écriture est habitée par un souffle incontestable qui porte et transporte, et sur ce plan Alzir Hella semble manquer de souffle. La lecture du texte original nous fait « sentir » que Zweig aime Marie-Antoinette, alors qu’Alzir Hella, plus froid, plus factuel, plus direct, garde ses distances. En un mot comme en cent : ce que nous avons voulu reproduire dans cette nouvelle traduction, c’est la spécificité d’un style, avec toute sa force, sa passion, parfois presque hystérique, son amour de la vie, de l’être humain … de la vérité et de la justice.

Venons-en maintenant au texte lui-même. Nous le savons, Zweig était contemporain et grand admirateur de Freud, avec qui il a entretenu une belle relation épistolaire et de qui il s’est vu couvert d’éloges pour la dimension psychologique notamment de ses nouvelles. Et en effet, le champ sémantique psychanalytique est bel et bien exploité dans ce récit, (et là aussi évacué par Alzir Hella). La biographie de Marie-Antoinette est carrément placée dans l’optique de l’analyse psychologique. Ainsi pourrait-on, pour le dire brièvement et grossièrement, ramener l’origine de la Révolution française au fait que Louis XVI, les sept premières années de son mariage, était impuissant, ce que démontre le texte, mettant l’accent sur « l’effet domino » de la cause première. Mais ce qu’il y a d’époustouflant dans tout le récit, c’est cette proximité presque intime de Zweig avec son héroïne, comme s’il était auprès d’elle, caméra au poing, voire, en elle. On aurait presque envie de faire dire à Zweig : « Marie-Antoinette, c’est moi ». Rappelons enfin que toute la narration s’appuie sur des documents d’archives, documents qui pour Zweig sont un incontournable squelette sur lequel il met de la chair. Tous les faits historiques sont vivifiés, revivifiés, mais dans le respect total de leur véracité.

Enfin, on le sait, Zweig est un maître du suspense. Le texte qui suit est donc forcément passionnant. On est tenu en haleine et c’est là l’une des grandes forces de Zweig : maintenir en haleine, d’autant que la tension ainsi créée est en grande partie psychologique. 

Tout grand texte d’auteur échappe à son époque, la dépasse. Et c’est  le cas de Marie-Antoinette. Voilà une femme comme toutes les autres, une « femme ordinaire », littéralement « moyenne » qui est, nolens volens, livrée à l’Histoire, alors que tout ce qu’elle voulait c’était … s’amuser, jouir de la vie, de sa jeunesse ; mais voilà, mariée pour des raisons d’état à quatorze ans, elle devient reine de France à dix-huit ans, et de la couronne elle prendra tous les avantages sans en assumer les devoirs. Seul le malheur, la tragédie que sera son destin, lui fera prendre conscience de son rôle et de sa dignité de souveraine. C’est face à la mort que cette personnalité au départ égocentrique et futile, prendra toute son envergure presque impériale, celle d’une Habsbourg.

Pourtant ce n’est pas la reine que le peuple, avant tout, conspuera, méprisera, insultera, traînera dans la boue, non, c’est la femme. En cela ce récit est d’une brûlante actualité, car c’est non seulement un régicide, mais aussi un féminicide qu’il met en scène, et rappelons qu’en ce vingt et unième siècle, le mouvement féministe relève enfin le fait que la femme, objet sexuel, est souvent coupable… d’être femme, tout simplement. Marie-Antoinette est la « catin couronnée », celle qui au Trianon aurait organisé des parties fines, celle qui aurait eu des relations saphiques avec ses meilleures amies et qui, last but not least, aurait dévoyé son propre fils dans l’inceste, celle enfin qui aurait dilapidé la cassette royale et affamé le peuple pour servir son plaisir de femme. Et c’est cette « royale putain » qui sera condamnée par le plus vil des représentants populaires de l’époque : Hébert, qui la poussera dans le caniveau, acclamé par le peuple en mal de bouc-émissaire. Et pourtant c’est cette même femme qui gardera la tête haute jusqu’au bout, faisant fi de toute cette vulgarité qui voulait sa peau.

Une autre qualité majeure de ce récit a retenu toute notre attention : la profonde humanité repérée dans les relations inter-sociales. La foule n’est jamais une somme d’individus qui restent eux-mêmes et se respectent, comme si l’être humain se fondait justement dans la masse et ne parlait plus de sa propre voix mais d’une seule gorge commune, celle d’une puissance « élémentaire », comme dit Zweig. Ainsi la masse populaire se dresse-t-elle contre Marie-Antoinette « comme un seul homme », alors que chaque individu côtoyant de près la reine, que ce soit au Temple ou à la Conciergerie, deviendra systématiquement sensible à son humanité, et tombera sous le charme de sa véritable grandeur. De même, les geôliers seront émus de voir Louis XVI, cet homme brave et débonnaire, se promener avec son petit garçon à la main dans les jardins du Temple, comme tout « père normal ». C’est donc ici aussi une dimension psychologique d’envergure qui est mise en évidence dans cette opposition entre le comportement de masse, global et aveugle, et celui de l’être humain dans son contact social et intime.

Enfin, deux événements sont ici mis sous la loupe et exposés avec une rigueur digne du chercheur scientifique : l’Affaire du Collier, et la relation de la reine avec le comte suédois Axel de Fersen. Dans les deux cas, Zweig évacue systématiquement tout document d’archive suspect, car nombreuses, très nombreuses furent les contrefaçons épistolaires. Dans les deux cas et comme l’explique d’ailleurs Zweig lui-même dans la postface, les faits sont retracés avec une extrême précision et se fondent sur des références ultra-documentées. Quant à la relation entre Marie-Antoinette et le bel Axel de Fersen : aucun doute, ils furent amants et cette fois c’est non seulement sur les archives, les lettres « raturées » puis révélées par les techniques modernes que se base Zweig, mais avant tout sur la psychologie des deux personnages, et l’on en sort convaincu.

Oui, tout est convaincant dans cette biographie qui mieux qu’un film ou qu’une pièce radiophonique plonge, sensiblement, le lecteur au cœur d’un des tournants les plus complexes, grandioses et tragiques de l’Histoire mondiale. Zweig n’a rien affabulé, et c’est en fin psychologue qu’il a su déchiffrer, littéralement décrypter la lettre et l’esprit des écrits consultés dans les archives, et qu’il a su, en bon freudien, lire avec une géniale perspicacité entre les lignes.