Saint Jérôme et Jeanne d’Arc

par Françoise Wuilmart

Dans un précédent article, je rappelais la fameuse lettre à Pammachius dans laquelle saint Jérôme soulevait déjà les problèmes majeurs de la traduction et préfigurait notamment la théorie de l’esprit et de la lettre, ou celle du Sens de l’école de l’Esit. Il est pourtant un élément essentiel dans la traduction littéraire qu’il n’a pas abordé, même pas effleuré. De même, force est de constater que les traducteurs ou exégètes qui lui succéderont ne le traiteront pas non plus, ou de très loin. J’aimerais affirmer, cum grano salis, qu’il faut attendre… Jeanne d’Arc pour que soit enfin mise en évidence cette dimension essentielle qui anime toute interprétation au sens large et toute « mission de cœur »… les voix : « ses voix » qui lui commandaient de sauver la France, « ses voix » qui lui insufflèrent le courage et la force de soulever des armées…

Moi aussi j’entends des voix – certes, une à la fois ! – quand je lis. Et quand je traduis, c’est cette voix qui m’insuffle l’animum nécessaire pour entonner un texte dans ma langue, elle qui m’embrase et m’emporte dans le sublime processus de la recréation. Cette voix n’est pas nécessairement celle de l’auteur et peut même en être très éloignée, mais quoi qu’il en soit, sans elle, le texte ne m’interpellerait pas, je ne percevrais que des signes sur le papier, sans vie derrière. Il n’y aurait que des notes éparses, mais pas de symphonie. Cela dit : est-ce la même voix que percevra nécessairement un autre lecteur ? Et quels sont donc les éléments textuels qui provoquent ce phénomène sonore ou mieux encore, qui le constituent ?

Ce qui fait la qualité d’un texte et donc aussi d’une traduction réussie c’est, en tout premier lieu, la cohérence textuelle. Le récit ou l’essai se déroule en suivant les méandres d’une ligne invisible qui passe par différents relais (connecteurs, champs sémantiques, etc.). Dans le texte du poète, ce fil d’Ariane est aussi sonore, et tant que je ne l’ai pas repéré, je ne pourrai être sensible au corps textuel qui m’apparaîtra comme exsangue. C’est donc ce « liant sonore » qu’il m’incombe de faire résonner dans ma langue. Mais pour ce faire, mes cordes vocales ne doivent-elles pas présenter une certaine similitude ou affinité avec celles… du texte ? Un même timbre, une même tessiture ? Ce qui nous ramène au phénomène de l’empathie.

Deux grands hommes ont été particulièrement sensibles à cet élément difficilement localisable mais porteur du texte, et lui ont consacré leurs réflexions : un philosophe, Friedrich Nietzsche, et un psycho-phonéticien, Ivan Fonagy.

Nietzsche tout d’abord, qui se dit aussi philosophe-lecteur et philologue, affirmait « écouter » le texte, le style, et même le corps de l’écrivain qui se tient derrière le texte. Un exemple ne peut manquer de venir aussitôt à l’esprit : celui de l’écriture proustienne dont on a mis les longues périodes en relation avec la constitution asthmatique de l’écrivain, périodes qui étaient une sorte de fuite hors de ce corps privé de souffle. Par ailleurs, Nietzsche a longuement glosé sur le Klang, le ton, le timbre, la sonorité de la langue allemande. Et il affirmait que ce que l’on entend dans le texte allemand (ce qu’entend la troisième oreille, l’oreille fine), c’est la voix, le souffle, le corps de ceux qui parlent cette langue. Derrière toute musique, y compris celle du texte, Nietzsche entend donc une volonté qui se donne elle-même un style, une discipline ou au contraire est incapable de styliser et sombre alors dans la décadence ou la désorganisation.
Dans notre jargon à nous, traducteurs littéraires, un mot est récurrent : « souffle ». Ce souffle fait partie intégrante de la voix du texte qui, comme le confirme Nietzsche, semble constituée de trois éléments indissociables : le rythme, la résonance ou timbre, et le souffle. On peut en déduire qu’une certaine « empathie physiologique » serait requise pour que le traducteur/reproducteur puisse s’acquitter de sa tâche avec bonheur. Sans cette parenté de souffle et cette aptitude à épouser un certain tempo, le travail serait ardu et le résultat sans doute artificiel et peu convaincant. Il semblerait donc que, dans ce cas-ci, l’empathie relève au premier chef d’une ressemblance physiologico-linguistique qui marque un style, le fait chanter dans ses longues ou courtes périodes, lui imprime la vie qui rendra le texte traduit aussi convaincant et « vrai » que l’original.

C’est sous un angle bien différent que la question de la voix du texte est abordée par Ivan Fonagy, qui orientera ses recherches dans un domaine peu fréquenté : celui de la psycho-phonétique. Ce sont les bases pulsionnelles de la prosodie qu’il analysera à l’aide de la science phonétique et de la théorie psychanalytique. Selon lui, l’appareil phonatoire est un théâtre où se jouent vocalement les psychodrames. Ainsi la métaphore « parler d’une voix étranglée » contient-elle en germe l’explication du geste. La phonation agressive, haineuse produit souvent cette voix : si l’on s’étrangle de la sorte, c’est pour préfigurer l’homicide ! Le comportement vocal (où la colère et la haine prolongent la durée de l’occlusion et rétrécissent le canal buccal au cours de l’articulation des consonnes fricatives) serait une contrefacture miniaturisée du combat. La Vive voix, qui est d’ailleurs le titre de son essai, s’oppose à la lettre morte. C’est cette vive voix qui vient précisément donner vie au style écrit.
Quel serait donc le statut du geste phonatoire dans le style écrit ? Qu’y devient l’expressivité orale ? Et pour en revenir au thème central de ce propos : la mimique vocale est-elle également une composante de cette fameuse voix du texte ?
Tout d’abord, précise Fonagy, le style verbal consiste en une série de manipulations expressives des phrases engendrées par la grammaire : manipulation des séquences de sons, de l’accentuation, de l’intonation, de la distribution des pauses, de l’ordre des éléments significatifs. Dans tous les cas, la manière de prononcer ou la manière de parler, le style vocal, le style verbal, est un message secondaire engendré à l’aide d’un système de communication préverbale et intégré au message linguistique proprement dit ! Les éléments musicaux du langage (rythme, intonation) expriment des émotions en les agissant tout comme la danse. Mais ces éléments musicaux sont soigneusement « codés », rigoureusement intégrés au système particulier d’une langue donnée. L’interprétation psychanalytique suggère qu’une attitude par exemple agressive accentuera en n’importe quelle langue la charpente rythmique de la phrase, renforcera les accents, simplifiera le schéma mélodique, raccourcira la durée des voyelles et prolongera celles des consonnes obstrusives, introduira des pauses fréquentes et souvent irrégulières.
Or ce que le poète transcrit, c’est également ce vaste et riche geste phonatoire, présent même sous forme codée. C’est par la manipulation consciente des phonèmes, des accents et de la mélodicité qu’il donne vie scripturale à cette voix intérieure que percevra à son tour le lecteur. Le style vocal comme communication préverbale s’intègre donc poétiquement au message linguistique. C’est la vivacité de la parole qui vient animer la lettre morte. C’est la voix du poète, la Vive Voix qui résonne dans les « styles ». (On ne manquera pas de songer ici à la fameuse théorie du rythme d’Henri Meschonnic, mais c’est une autre histoire qui nous ferait sortir du cadre de ce billet.)
Pour saisir la mélodie et le rythme inhérents au poème, Fonagy a invité cinq sujets à lire un poème à voix haute. Il essayait ainsi d’approcher, à l’aide de différents lecteurs, la voix du poète telle qu’elle se manifeste dans le texte. Il a ensuite établi une mélodie moyenne, à partir des cinq lectures produites, enregistrées et transcrites sous forme de partition musicale. Cette mélodie moyenne est celle du « chœur » des cinq lecteurs, formant le « lecteur collectif ». Il en est ressorti que le « chœur » était plus proche de l’interprétation par le poète lui-même que n’importe lequel des récitants en particulier. En déchiffrant la partition censée représenter la voix du « chœur », Fonagy déclare avoir retrouvé la voix qu’il avait entendue en lisant le poème.

La culture au sens large est dotée, elle aussi, d’un pharynx, d’un appareil phonatoire. À l’origine elle a éructé ses phonèmes que les siècles ont contribué à organiser et à affiner. La culture elle aussi a un tempo, qui vient animer sa langue. La culture elle aussi a une voix. Quand le poète chante, c’est d’abord avec la voix de sa culture, à laquelle il mêle la sienne, en l’épousant ou en la syncopant.
La voix du texte à traduire est donc double, c’est celle de la culture à travers celle du poète. Traduire une pensée dans une autre langue, c’est d’abord traduire le style qui l’exprime, c’est-à-dire qui transcrit la voix soucieuse de convaincre ou d’émouvoir.